L’homme polyphonique (fragments)

la parole précise n’a pas de langue

car les mots dits devant la naissance de la lumière

sur un balcon dans Parc Extension ou Côte-des-Neiges

ne sont pas ceux dits au même moment

en contemplant cette aube

d’un balcon dans la Basse-Ville de Québec

 

la parole précise n’a pas de langue

ni au moment de l’éclat du désir

ni dans la profonde lucidité d’un rêve

 

toi le voyageur du métro

toi la femme née sous la lumière d’un autre soleil

toi la fille des sables du Maghreb

qui dans votre parcours habituel

voyagez dans les entrailles de cette ville

un jour vous êtes frappés par le regard d’autrui

et sans rien savoir des paroles

peu importe si on se dit en passant

au milieu des bruits de la ville

bonjour, salut, hello, how are you,

salaam melecum, bom dia, buon giorno,

magandam umaga

peu importe

car vos langues vont se chercher 

malgré vos langues maternelles

avec l’intimité des amoureux qui se rencontrent

sous la lumière argentée à minuit

entre les arbres complices sur le Mont-Royal

 

 

oh! qu’on veut sauver le français au Québec

sauvons-le avec la force de toutes nos langues

avec l’amour pour cette terre de nos enfants

et soyons polyphoniques

en français de cette Amérique à nous

cette terre qui parle depuis des millénaires

le cri, l’ojibwé, l’innu, le montagnais

le quechua, l’aymara, le mapundung et le quiché

 

rêvons en français

dans nos langues d’origine

 

hello!

Allah is on the phone!

 

are allophones real aliens?

strange people from Mars?

from distant galaxies?

 

are allophones 

all those Quebeckers that say hello?

hellophones who say bonjour?

 

allos, the others, l’autre, l’autrui 

jusqu'à quel siècle?

 

toi, petit grand homme polyphonique 

qui flâne sur le boulevard Saint-Laurent

plein de paroles à semer dans cette île

toi, femme polyphonique qui se promène au Marché Jean-Talon

qui aime en arabe, accouche en anglais

et parle à son nourrisson en français

 

 

à toi la rue

à toi la ville

à toi le monde

homme polyphonique

éternel suspect aux yeux

aux oreilles des monophoniques

ceux qui aiment la petite patrie 

renfermés dans la mesquinerie de croire 

que le monde doit être un inventaire de frontières

de langues enfermées dans la plus grande solitude

 

 …

 

say goodbye to the allo

puisque nous sommes polis, multis, pluris

la polis Ludovica, la plus grande ville du Québec

nous qui sommes à Montréal et dans toute la province

les mains de tous les pays

 

  

avant d’être sens toute langue est musique

alors chante la ville, chante la terre

petit grand homme polyphonique

 

Bibliographical info

Alejandro Saravia, «L’homme polyphonique», Apostles Review, Lugar Común, 2014, p. 13-14-15. 

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