J’essaie de lire les messages qu’écrivent
les choses ordinaires d’un matin ordinaire
Le céleri coupé sur la table de la cuisine m’intrigue
avec ses feuilles en spirale dans le sens
préféré de la nature qui pourtant n’a pas de montre
et bien évidemment n’est ni de gauche ni de droite
mais choisit en général le sens des aiguilles d’une montre
Le sens des choses est malheureusement moins clair
Je n’arrive pas non plus à très bien déchiffrer
les craquelures de l’écorce du noyer devant la porte
Elles semblent l’œuvre de plusieurs écrivains
qui se contredisent et se complètent
Leurs phrases sur l’écorce se chevauchent comme un palimp-
seste
et rendent délicate la traduction du texte
Quant au lait que tu as versé dans l’évier mouillé
il produit incontestablement des dessins
qui ressemblent comme deux gouttes de lait
à la structure des galaxies spirales
ou à l’explosion sidérale de la nébuleuse du Crabe
Bien sûr l’évier de la cuisine est tout petit
alors que le diamètre de la nébuleuse dépasse dix quintillions
dimension cosmique qu’on a de la peine à concevoir
N’empêche un matin tout à fait ordinaire
après le thé et le café du petit déjeuner,
le cosmos nous écrit avec du lait sur l’évier
pour nous rappeler (peut-être) que l’Univers est Un
Mais un quoi? Un comment? Je n’en sais pas
davantage et tu rinces avec le jet du robinet
le lait jeté parce qu’il avait tourné
sous le regard désapprobateur des chats
de même que l’entropie lentement
effacera les galaxies sous le regard désapprobateur (et bientôt
absent)
des hommes
le Haut Bout
mercredi 2 novembre 1983
Claude Roy, « Une difficulté de lecture », À la lisière du temps, Gallimard, 1990 [1984].
© Éditions Gallimard
Tous les droits d'auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation individuelle et privée est interdite.
www.gallimard.fr.