Pourquoi donc tant de gens ont-ils le mal de mer
telle était la question qu’à moi-même posait
la vue âcre de ceux qui en chœur vomissaient
faisant route à vapeur vers la grande Angleterre
on se trouvait alors loin du cap d’Antifer
mais me trompé-je ici ? n’était-ce pas à Dieppe
que j’embarquai ce jour pour aller monoglotte
apprendre autre langage en dansant l’one-step ?
Oui c’était bien à Dieppe et les gens vomissaient
quel spectacle attristant quand on est sur la flotte
La beauté de la nuit respire ces odeurs
machines ou cambouis et surtout les senteurs
qu’étend l’individu avec l’in-digestion
je tirais vanité de ce mal être indemne
j’avais le pied marin et l’estomac de même
Vanité vanité : malades, bien portants
arrivèrent ensemble au port des anglicans
et je ne sus alors que dire yes ou bien no
bien au hasard d’ailleurs ne comprenant que pouic
à ce que racontaient les douaniers britanniques
qui lisaient de travers mon nom Raymond Queneau
et lorsque je revins un mois ou deux plus tard
en sachant prononcer deux ou trois autres mots
les douaniers me semblaient toujours dans le brouillard
le même que cernait les contours du bateau
de nouveau quelques gens en chœur redégueulèrent
vanité vanité je reviens d’Angleterre
ayant le pied marin mais ne sachant pas mieux
que lorsque je partis la langue de Chexpire
Raymond Queneau, « Une traversée en 1922 », Courir les rues, battre la campagne, fendre les flots, Paris, Poésie / Gallimard, 1981 [1967-1969].
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