1946 -

Biographie

Pierre Nepveu a enseigné la littérature pendant une trentaine d’années à l’Université de Montréal. Poète, romancier, essayiste, il est l’auteur de près d’une vingtaine d’ouvrages, incluant des essais littéraires et plusieurs recueils de poèmes qui lui ont valu à trois reprises le prix du Gouverneur général. Il est aussi l’auteur, avec Laurent Mailhot, d’une anthologie de référence : La poésie québécoise des origines à nos jours. Il a participé à l’édition de l’œuvre éparse du poète Gaston Miron, dont il a aussi écrit la biographie, Gaston Miron. La vie d’un homme. L’ensemble de son œuvre a été couronné par le prix Athanase-David, par l’Ordre du Canada et par l'Ordre national du Québec, et il a été élu en 2015 membre de la Société royale du Canada.

Entrevue

Lisiez-vous de la poésie quand vous étiez à l'école ? Y a-t-il un poème en particulier dont vous vous souvenez ?


Nous lisions peu de poésie à l’école primaire, je ne me souviens que de quelques fables de La Fontaine : les plus connues, comme « La cigale et la fourmi » ou « Le corbeau et le renard ». Mais au niveau qui serait aujourd’hui celui du secondaire, la poésie s’est mise à occuper beaucoup plus de place. Je me souviens en particulier de deux poèmes que j’avais tous deux appris par cœur et qui m’avaient beaucoup impressionné, pour des raisons différentes. Le premier est « La conscience » de Victor Hugo : c’est un poème extrêmement dramatique dans lequel Caïn, qui a tué son frère Abel, fuit à travers le monde en se sentant coupable de ce meurtre. Partout où il va, partout où il se cache, un œil implacable l’observe et l’accuse. C’est l’œil de sa propre conscience et sans doute aussi l’œil de Dieu. Jamais il ne pourra lui échapper. L’autre poème est très différent, mais tout aussi dramatique, et il est d’André Chénier. Dans « La jeune Tarentine », une jeune femme appelée Myrto voyage en bateau pour aller retrouver son amant, mais elle tombe par accident dans les flots et meurt noyée. Des personnages mythologiques, « les Nymphes », ramènent son corps sur la rive. Jamais elle n’épousera l’amant qui l’attendait. Ces deux poèmes se trouvent dans l’anthologie des Voix de la poésie et c’est dire que je ne les ai jamais oubliés.

Quand avez-vous commencé à écrire de la poésie ? Et quand avez-vous commencé à vous considérer poète ?


J’ai commencé à écrire des poèmes vers l’âge de 16 ans. J’étais un adolescent assez secret, je ne parlais pas beaucoup. La poésie m’a permis de trouver un langage dans lequel je pouvais exprimer mes émotions. À 23 ans, j’ai publié mes premiers poèmes dans une revue et à 25 ans, mon premier recueil. Est-ce que j’ai alors commencé à me considérer comme un poète? La réponse est difficile. Car d’un côté, oui, je sentais que la poésie était et continuerait d’être mon d’expression par excellence (même si j’ai aussi écrit d’autres types de livres, des romans et des essais). Mais en même temps, on n’est jamais sûr d’être un poète pour de bon. À chaque livre, à chaque jour même, on doit redevenir poète, retrouver l’étincelle qui nous fera créer. Serai-je encore un poète demain? Je le crois et je l’espère beaucoup, mais je ne puis en être certain. À un moment de ma vie, je n’ai pas écrit de poème pendant quelques années : on ne sait pas vraiment pourquoi cela s’arrête, mais pas davantage pourquoi cela revient.

Comment voyez-vous le « travail » des poètes ?


C’est un travail sur soi, une question d’attitude et de réceptivité avant d’être une question d’écriture proprement dite. Pour écrire de la poésie, je dois regarder, écouter, sentir le monde qui m’entoure, les gens que je croise ou que je fréquente, les lieux et les paysages que je traverse ou habite. Je dis aussi être à l’écoute des mots, des phrases que j’entends autour de moi, que je lis sur les affiches ou dans les livres. Tout cela est une question de disponibilité à ce qui existe à ce qui se passe. Mais cela n’est pas suffisant, car il faut aussi s’imprégner de poésie : il faut lire des poèmes, le plus de poèmes possible, de toutes les époques et de tous les pays. C’est vrai pour la poésie comme pour tous les arts : un compositeur de musique doit avoir écouté beaucoup de musique, un cinéaste avoir vu beaucoup de films, etc. Pour le poète, c’est avec tout ce bagage d’expériences et de lectures que la poésie peut surgir. Mais alors, un autre travail devient nécessaire : écrire tout simplement, chaque jour de préférence, laisser les mots jaillir, sans vouloir à tout prix livrer un message. Puis, relire ce que l’on a écrit, biffer ce qui n’a pas de sens, ce qui sonne mal à l’oreille, remplacer tel mot par un autre mot plus juste, etc. Gaston Miron comparait le travail du poète à celui d’un menuisier ou d’un ébéniste qui construit un meuble, qui découpe et polit chaque pièce, ajuste une moulure, redresse une planche et qui finit par créer un ensemble qui se tient, qui a une forme et une beauté. Le poète fait le même travail sur la langue, sur les phrases et les mots.

Si vous avez un poème dans notre anthologie, qu’est-ce qui vous a inspiré lors de son écriture ?


Il n’est pas si fréquent que l’on écrive des poèmes à l’intérieur d’un projet aussi structuré et narratif que celui-ci. Ce poème se trouve dans mon recueil Lignes aériennes, paru en 2002, qui relate poétiquement l’histoire de l’aéroport de Mirabel, inauguré en 1975 après de nombreuses expropriations de terres agricoles. Cet aéroport ultramoderne n’a jamais attiré un trafic aérien suffisant et a fermé ses portes dans les années 2000 avant d’être démoli. Dans « Le rêve de l’arpenteur », j’ai voulu faire entendre la voix d’un technicien qui a mesuré et préparé le terrain avant que commence la construction (toute une section est consacrée à cet arpenteur).


Mon défi poétique a été de donner forme à un rêve fou, presque halluciné, qui est animé en même temps par un désir de fluidité (les escaliers mécaniques, les arrivées et les départs, etc.) et de rationalité. L’homme imagine l’aéroport à venir, c’est un rêve de construction et de circulation (des avions et des voyageurs) qui suppose aussi que soient détruites ou rendues inutiles certaines choses : les maisons devenues fantômes, les églises, les clôtures, etc. Poétiquement, j’avais besoin d’images très concrètes, mais aussi d’un rythme large, capable de s’amplifier. C’est pourquoi tout le poème est fait d’une seule phrase très longue, comme si le futur que conçoit l’arpenteur avait besoin de se gonfler, de proliférer – comme si ce rêve assez délirant ne pouvait plus s’arrêter. Je conclurai par une remarque plus générale : on pense souvent que la poésie sert uniquement ou principalement à exprimer les sentiments du poète, mais dans de nombreux cas (incluant « le rêve de l’arpenteur »), la poésie sert aussi à se projeter hors de soi, à se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Ici, j’emprunte même la voix de quelqu’un d’autre, qui m’est très étranger, et j’essaie d’épouser sa vision tout en la critiquant et en sachant qu’elle va aboutir à un échec.

Si vous deviez choisir un poème à mémoriser dans notre anthologie, lequel serait-ce ?


Je pense que mon choix changerait selon les jours et mon état d’esprit. Mais s’il me faut répondre maintenant, je choisirai le poème de Frankétienne, « Je m’envertige ». Avec d’autres écrivains, j’ai rendu visite à ce poète qui vit en Haïti. Est-ce à cause de cette soirée mémorable que je choisis ce poème? Peut-être, mais c’est surtout à cause de la puissance exceptionnelle de ce poème, qui dit toute la folie, tout le chaos, toute l’énergie urbaine qui se dégage de Port-au-Prince, la grande capitale d’Haïti. Le langage de Frankétienne est frénétique, très rythmé, scandé d’images fortes. L’apprendre par cœur et le dire à haute voix, ce sera pour ainsi dire laisser entrer en moi cette énergie, la faire mienne, sentir que ma voix et tout mon corps battent au rythme de cette parole et de cette ville.

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